Son visage nous fait face, mais son regard nous ignore. Songeur, mélancolique, intense, il fixe un ailleurs énigmatique… Sarah Bernhardt semble ici sur une scène de théâtre, rongée par quelque drame amoureux, consumée par quelque destin sombre et magnifique. Il n’en est rien. La comédienne pose ici dans l’atelier parisien de Félix Nadar. L’un des plus brillants photographes français du 19ème siècle, connu pour sa « galerie de célébrités », où figurent les portraits de Georges Sand, d’Alexandre Dumas, de Victor Hugo, d’Auguste Rodin, de Charles Baudelaire…Enjoué, truculent, Nadar a ce don de sympathie qui met ses modèles à l’aise. Ainsi, peut-il les photographier tels qu’ils sont, dans la simplicité de la confiance, révélant leur nature intime.
Âgée de 21 ans, Sarah Bernhardt montre ici un visage empreint tout à la fois de mélancolie et d’ardeur contenue, modelé par un suave éclairage latéral, typique des portraits du photographe. Le décor est plutôt dépouillé, et pour tout bijou, la jeune comédienne porte un camée à l’oreille. Vêtue d’une ample draperie, elle s’est adossée à une colonne antique. Ces deux accessoires marquent son lien avec la tragédie grecque, genre théâtral dans lequel elle s’illustrera sa vie durant. C’est sur l’opposition symbolique de ces deux éléments que Nadar a composé sa photo.
Le pilier antique est un objet de forme linéaire, vertical et de consistance solide et inébranlable. En cela, il pourrait incarner l’univers impitoyable de la tragédie grecque, avec son lot de dieux implacables, de héros déchus, de passions en déroute. À la froide symétrie de la colonne, répond le désordre des lignes souples, parfois courbes, formées sur la draperie. Difficile à identifier, ce tissu pourrait n’être qu’un drap de lit, qu’un rideau de théâtre dégoté pour l’occasion. En réalité, c’est un burnous, manteau traditionnel porté par les Berbères d’Afrique du nord. Le goût de l’époque, rappelons-le, est porté sur l’Orient. Le contact de ce vêtement d’homme sur la peau de la comédienne fouette l’imagination, donnant à ce portrait sensuel un piquant parfum d’exotisme. Dévoilant la nuque de la comédienne, un peu de sa gorge, ce burnous enveloppe un corps juvénile, plein de promesse, qu’on devine nu. À l’image d’une fleur qui éclôt, délicatement préservée dans son écrin.
Les fibres éparses, qu’on aperçoit à droite, semblent des cordons dénoués. Leur aspect ébouriffé n’est pas sans évoquer la chevelure foisonnante de la comédienne. Dégagée de toute attache, celle-ci exprime aussi bien la liberté, la vitalité, le caractère indomptable de la comédienne, que les tourments de son coeur agité. Une ambivalence d’expressions qu’on retrouve dans le regard de celle pour qui Jean Cocteau inventera l’expression de « monstre sacré ». Un regard qui, des décennies durant, allait donner le vertige à des milliers de spectateurs à travers le monde.