Conçue par Eugène Delacroix en 1831, la liberté guidant le peuple est une œuvre mythique, une icône de la république triomphante. Bien des gens croient, d’ailleurs, y déceler une scène de la révolution française. Or, nous sommes le 28 juillet 1830, sur une barricade à Paris. Les lois liberticides du roi Charles X ont soulevé contre lui tout le peuple de Paris. Ainsi, peut-on distinguer, de gauche à droite, un ouvrier manufacturier avec son béret, un bourgeois en redingote, un élève de polytechnique (1) et un gamin de Paris.
Placée au centre, la figure féminine joue un rôle clé. Juchée sur les cadavres de soldats du roi, elle entraîne ce peuple révolté dans son sillage. Derrière sa tête, un nuage de fumée fait une auréole divine. Qui est-elle ? Coiffée du bonnet phrygien et brandissant le drapeau tricolore, elle incarne la Marianne, une allégorie de la liberté et de la république française. Cette figure sera, à l’époque, l’objet de critiques très virulentes. La tradition voulait, en effet, que la Marianne soit habitée par la grâce, la sérénité et une grande dignité. Or, celle-ci semble tout droit sortie du « bas » peuple… Le public lui reproche sa saleté, son allure débraillée, ses seins à l’air, sa sueur, sa masculinité. Comment l’idée pure de liberté peut-elle être incarnée par une femme du peuple…?
Cette représentation subversive peut sembler placer Delacroix du côté des insurgés. Et pourtant… Ce peuple de Paris a quelque chose d’inquiétant sous le pinceau du peintre romantique. Représentés à taille réelle, les insurgés font face au public, le domine et donne l’impression de déferler sur lui. Quant aux cadavres blafards, presque verdâtres des soldats du roi, au premier plan, ils témoignent d’un déchainement inouï de violence, voir de barbarie. Cela interroge… Faut-il voir dans ce tableau un peuple héroïque ou une populace incontrôlable et fanatique qui va tout submerger ?
1. Ecole fondée après la Révolution Française.
